mardi 25 février 2014

La Cafétaria

Un nouvel exercice d'écriture. Cette fois, je dois décrire ce que m'inspire ce tableau.


Et voici le résultat. A vos commentaires ;-)



Lundi 18 Février 1938

Je sors pour la dernière fois mon carnet intime de ma poche pour conclure avec quelques mots cet étrange épisode de ma vie. Cette nuit nous en aurons enfin terminé. Je pourrais quitter Culver City sans regret, sans aucune envie d’y revenir.

Je suis fatiguée, exténuée. J’ai mal partout, mes pieds sont endoloris, mon dos courbaturé, mes yeux piquent et je n’ai qu’une envie, dormir. Cela fait plus de six mois que nous sommes là, toute la troupe, à alterner activités épuisantes du matin au soir et longs moments d’ennui à attendre l’instant idéal où la lumière sera parfaite.

L’ennui je le passe ici, dans ce café, loin du plateau, à l’écart des autres. J’ai besoin de cette solitude, de cet isolement, seule avec ma conscience, avec mes pensées, mes soucis. L’endroit est glauque, froid, la décoration est minimaliste, juste quelques objets épars placés sans aucun goût artistique, sans aucune logique. Le patron est sympathique mais je ne suis pas là pour entamer une quelconque discussion ni pour me faire des amis, juste pour fuir. 

Ici le café est bon, ce seul petit plaisir ne ruinera ni mon portefeuille, ni mon estomac. Mes nerfs, par contre, sont à vifs autant à cause du café qu’à cause de lui. Oui, lui, le beau gosse, un charlatan, oui. Insupportable, imbuvable, aussi cynique que son personnage, comment peut-on aimer un tel homme ? Et ce soir, je dois à nouveau l’embrasser, faire semblant d’être tout à lui. Mon cœur se soulève à cette seule pensée, le dégout m’inonde. Sentir ses mains autour de moi, à travers ma robe est un supplice, une torture, une souffrance.

Dès la première scène, nous nous sommes disputés et il ne s’est pas passé un jour sans que cela se reproduise. Il me trouve trop froide, très éloignée de l’image de la femme objet qu’il a en tête. Pour lui, je dois être à la fois sensuelle et soumise, une représentation idéalisée du désir masculin. Je ne connais pas grand-chose des hommes mais ce n’est pas l’image que je me fais d’un gentleman, d’un époux, d’un homme bien.

J’en ai parlé au producteur qui en a bien ri. J’ai vite compris que ces deux goujats n’ont qu’une idée en tête, culbuter le plus de femmes possible et que le seul trophée qui manquait encore à leur palmarès c’était moi. Et bien ils peuvent bien rêver, je ne me laisserais pas berner comme une débutante.

Hattie m’a soutenue dès le début. Ils n’osaient pas l’approcher, elle leur faisait peur avec sa stature, sa voix aussi forte qu’un homme, ses mains énormes. Nous sommes devenus amies. Nous partagions nos soucis, nos angoisses, nos peurs aussi. Nous parlions de nos familles, de nos parents, de nos foyers qui nous manquaient. Elle m’aidait à faire passer le temps, à ne pas voir la vie en noir. Mais aujourd’hui, elle n’est plus là ; elle a retrouvé son chez soi et elle me manque. Je suis la dernière femme encore présente et j’ai peur. Une scène et ce sera fini, terminé. Enfin. Enfin !

On nous a annoncé que ce serait un énorme succès, que le monde serait à nos pieds. Que nous serions riches et célèbres. Que ferais-je de cette gloire ? M’acheter de belles robes, des nouvelles chaussures, un bijou, alors que je ne rêve que de retrouver ma tranquillité, ma campagne au calme et rencontrer la personne qui fera vibrer mon cœur.

Et voilà, l’heure est venue. On vient me chercher. Je termine mon café froid, je remets discrètement mon carnet en poche et la peur m’envahit à nouveau. Ils sont trois ; ils craignent sans doute que je ne les suive pas, que je m’enfuie avant de terminer mon travail, de remplir mon contrat. Je relis mon texte une dernière fois et je ne peux m’empêcher de pleurer, ruinant le maquillage au grand désespoir de mes gardes du corps. Ils m’agrippent, m’emmènent quasiment de forces pendant que je crie cette dernière réplique prémonitoire :
« Mais que vais je devenir Rhett ?
Et ce moustachu insupportable me répondra : 
"Franchement, ma chère, je m'en fous complètement."
Tout est dit. Tout est fini. Enfin !



lundi 17 février 2014

Dîner de famille...




Julien sortit de chez lui en soupirant. Il était déjà dix-huit heures et il ne lui restait qu’une heure à peine pour se rendre chez ses parents à l’autre bout de la ville.

Il faisait froid, le vent se levait soudainement. Julien releva le col de sa veste, fourra ses mains dans les poches et se mit en route d’un pas décidé. Les branches des arbres étaient balayées par les bourrasques et il dut à plusieurs reprises zigzaguer pour éviter les flaques d’eau qui stagnaient encore sur le trottoir.

Il hésita un moment sur le chemin à prendre et finalement bifurqua vers le parc, plus tranquille que l’avenue bruyante et encombrée de voitures. La grande grille était entrouverte et il était hors de question de la pousser un peu plus au risque de se salir, voire de se blesser tant la rouille envahissait l’élégant travail du ferronnier local. Il y avait même du lierre qui commençait à coloniser la partie droite de l’ouvrage. Il se faufila donc à l’intérieur du parc et se mit à respirer un grand coup ; l’air frais était vivifiant et il en avait bien besoin avant de s’ennuyer au repas familial de ce soir.

Le parc était presque désert à cette heure-là ; seuls quelques canards mettaient un peu d’animation autour des deux étangs. Un joggeur arpentait les longues allées en regardant régulièrement son chronomètre d’un air satisfait ; son maillot jaune fluo volait au vent et ne semblait pas le ralentir dans sa course contre le temps. Julien le suivit du regard quelques minutes puis s’engouffra dans un sentier parallèle bordé d’ifs et de troènes. La sortie la plus proche se trouvait juste deux cent mètres devant lui. 

Il se retrouva à nouveau sur la grand-route et pris vers la droite en direction de la boulangerie. Il avait promis à sa mère de ramener le dessert et c’était à son grand dépit la seule boulangerie sur son trajet. Ce n’est pas que les desserts y soient mauvais ou trop chers mais la boutique était tenue par son ex-femme qu’il ne voyait que par obligation, pour discuter du devenir de leurs enfants ou de soucis financiers occasionnels. Par un coup de chance qu’il attribua à sa bonne étoile, la boulangerie était déjà fermée ; il regarda sa montre et vit qu’il était 18h30. Il se surprit à sourire devant ce coup de chance inattendu malgré la mauvaise humeur probable de sa mère quand elle verra qu’il arrivait les mains vides.

Il accéléra le pas et sur un coup de tête, prit à droite mu par une évidence incontrôlable. La ruelle était étroite, recouverte de pavés déformés par le temps. Le trottoir était juste assez large pour un seul marcheur et il fallait parfois être très adroit pour se faufiler entre les sacs poubelle déposés sans aucun égard pour d’éventuels promeneurs.
Julien essayait de se rappeler pourquoi il avait instinctivement obliqué par ce passage sinistre et d’un coup son visage s’illumina en voyant l’enseigne encore illuminée de la fleuriste. Non seulement la beauté de la vendeuse allait lui faire retrouver un peu d’allant mais il aurait finalement un cadeau pour sa mère.

Il n’y avait pas de clients dans la boutique, il allait pouvoir profiter à lui seul des parfums enivrants de l’endroit. La jolie Emmanuelle était derrière le comptoir en train de confectionner un énorme bouquet dans les tons orangés. On y voyait des marguerites, des tulipes et d’autres fleurs aux noms imprononçables. Sa dextérité était évidente, chaque coup de ciseau était donné sans hésitation, chaque fleur trouvait sa place sans que cela ait l’air de demander un effort surhumain.

Emmanuelle entendit la porte s’ouvrir, se retourna et salua Julien d’un bonjour très souriant. Celui-ci mit quelques secondes avant de lui rendre son bonjour, laissant même s’envoler la dernière syllabe. Il était à chaque fois subjugué par la demoiselle. Il se reprit malgré sa gêne persistante et demanda un bouquet de roses blanches pour sa mère. Il l’aurait bien offert à la fleuriste mais aurait-elle accepté? Il était si peu sur de lui que finalement il n’osa pas aller plus loin. Il paya et sortit rapidement de la boutique sans un regard pour Emmanuelle, juste un « bonne soirée » prononcé du bout des lèvres.
L’esprit rempli de regrets, il continua à arpenter les rues avoisinantes sans but. Il se demandait à quoi bon aller chez ses parents, qu’allait-il bien pouvoir leur raconter. 

Sa promenade aléatoire l’emmena chez un de ses meilleurs amis, propriétaire caviste. Il y trouva Fred sur le point de fermer sa boutique. A la vue de Julien, son air abattu, un bouquet de fleurs à la main, il le fit entrer et baissa le store de la devanture. Ils ne s’étaient plus vus depuis deux mois. 

Le comptoir était énorme, en bois massif, brillant sous les lumières tamisées. Il prenait toujours le même plaisir à caresser sensuellement cette énorme tablette, sentir de temps à autre un nœud venir perturber la finesse des fibres du bois. Tout le décor incitait à une dégustation sérieuse et plaisante. Fred déboucha une des ses habituelles trouvailles et ils trinquèrent à eux, aux vacances selon leur ancienne habitude de célibataires. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire ; le simple fait d’être là ensemble, à déguster un bon vin leur suffisait. Le Corbières était parfait avec sa robe rubis, son nez délicat et sa bouche bien prononcée. Julien but un peu plus que de coutume et se sentit beaucoup mieux que ce matin. Il avait retrouvé suffisamment d’énergie et de bonne humeur pour affronter sa mère et surtout son père.

La bouteille achevée, il se remit en route, reprit son chemin habituel et arriva devant le grand portail noir. Il sonna et entra. Il était en retard.

Les derniers mètres...




Son avion venait d'atterrir. Il était arrivé à Carcassonne, à plus de mille kilomètres de chez lui. Combien de mètres lui restait-il à parcourir avant d’enfin la voir ? A peine une centaine sans doute, juste quelques minutes pour un trajet qui lui paraissait interminable. Il n'en menait pas large, il n'avait vu d'elle que deux ou trois photos qu'elle lui avait envoyées. De quoi se faire une idée, de quoi mettre en route la machine à fantasme. Imaginer ce que pouvait être son visage à la lumière du jour. Y coller sa voix, sa voix… Celle qu’il entendait lorsqu’il l’appelait le midi. Une voix douce, chaude avec ce léger accent du sud, une voix où le sourire est tellement présent aussi.

Leurs échanges durent maintenant depuis un bon mois et il se demande qui a envisagé le premier de se voir. Est-ce lui ou elle? Qui a bien pu lancer l’idée, comme un défi peut-être ? Ou plus sûrement comme une évidence. Un « de toute façon, on se parle tous les jours ou presque alors pourquoi ne pas se voir ? », une simple évidence. 

Qui donc a eu cette idée ? Peu importe à présent, il est au rendez-vous le cœur battant et pas question de faire demi-tour, son vol de retour n’est que dans trois jours. « Haut les cœurs », se dit-il pour se donner un peu de courage. « Au pire, je ferai du tourisme. La région est jolie, il fait beau. Je suis loin d’être le seul touriste, il suffit de voir comme cet avion est bondé. »

L’ouverture des portes lui parait durer une éternité ; les hôtesses s’acharnent à calmer, à canaliser les voyageurs impatients de retrouver la terre ferme, leur famille, leurs amis. L’une d’elles lui fait un sourire comme pour le remercier de ne pas s’ajouter au nombre des perturbateurs. Il reste assis sur son siège, le regard posé sur le paysage lumineux de la région, les montagnes pyrénéennes à l’horizon, le ciel bleu incitant à une méditation bienvenue dans cet instant d’excitation intense.

Les passagers se mettent en branle, les sorties sont enfin libérées. Il attend que ses voisins prennent leurs bagages et qu’on le laisse passer poliment pour se mettre en route vers son destin. Il aide en passant une vieille dame à sortir son bagage de la soute, visiblement beaucoup trop haute pour elle. Le chaleureux merci fut noyé dans les récriminations des personnes attendant derrière lui. 

Dès la sortie de l’avion, l’air frais lui fait le plus grand bien, la chaleur du soleil également. Il remplit ses poumons et il se met à suivre le flot des passagers sur le bitume de l’aéroport, calmement. Son regard fixe la ligne jaune gravée au sol, laissant son esprit au repos, loin des questions qui se bousculent dans sa tête. Quelques mètres encore...

Il récupère son bagage sans se presser, pas la peine d'ajouter quelques battements de cœur supplémentaires et se dirige tout aussi lentement vers la sortie. L'aéroport ressemble à un bâtiment d'une république bananière en pleine guerre, en partie démoli, en partie en construction. Pas de long couloir vitré pour se deviner au loin. Non, il faut marcher le long de ce grand hangar, comme un dernier rempart avant de se jeter dans l’arène. Les pompiers attendent à côté de leur camion que tous les passagers s’en aillent. Les vacanciers se réjouissent du soleil prévu pour ce long week-end; une femme, son enfant sur un bras, tirant de l’autre une valise, dépasse tout le monde, pressée sans doute de rejoindre son compagnon. Un homme un peu âgé téléphone à sa fille pour savoir si elle l’attend bien, à quelques mètres de là. Et lui, il avance. Un pas après l’autre, sans se hâter, peut être même en ralentissant un peu.

Très vite, il l'aperçoit derrière les grilles et ce qu'il voit lui plut de suite; un très joli visage lumineux, des lunettes de soleil qui cachent sans doute de très jolis yeux, le même tee-shirt que sur une des photos, juste pour lui éviter de la chercher parmi la foule. Bon, cette foule doit être constituée au maximum de dix personnes, loin des sorties des grands aéroports internationaux mais ce détail le fait sourire : elle lui facilite la tâche.

L’a-t-elle vu elle aussi ? Sans doute puisqu’elle se déplace, se rapproche sensiblement de la dernière grille à passer. L’a-t-elle reconnu ? Après tout, elle non plus n’a pas vu grand-chose de lui. Des photos. Une vidéo. Presque rien. Juste de quoi ne pas lui faire peur la première fois. Et si malgré tout, elle a peur et fait demi-tour avant qu’il ne passe cette fichue grille ? Ils en ont plaisanté parfois « De toute façon, tu feras demi-tour en courant. » « Tu me rattraperas, je suis nulle en course »…  Ces derniers mètres lui semblent si longs, il a l’impression de ne pas marcher assez vite. Si elle part ? Si elle part ?

Il s'arrête juste devant elle; il lui sourit, lui dit bonjour; elle lui rend son sourire, son bonjour aussi. Une pause. Un instant suspendu. Et ils s'embrassent. Un simple baiser tout timide, un vrai premier baiser. Qui dit « Tu vois, je suis là, je suis venu. Tu vois, je suis là, je ne suis pas partie ». Un second baiser suit, toujours très timide. Il lui faudra un peu de temps pour apprivoiser son sentiment pour elle. Mais du temps, il en a. Trois jours pour commencer. Trois jours pour se reconnaître. Et tant de temps après.